Illusions perdues

Après l'armistice de juin 1940, qui sanctionnait la défaite de la France, la 54 fut partiellement dissoute et, avec bien d'autres, je fus muté à la base de Toulouse-Francazal.

Nous nous demandions tous à quelle sauce nous allions être dévorés. Les engagés pensaient que leur contrat allait être résilié. Les appelés et réservistes exigeaient leur libération immédiate.

En attendant nous étions occupés à des tâches très diverses. On m'avait chargé de réceptionner et de stocker, dans un des grands hangars de la base, le matériel d'habillement arrivant, chaque jour, des unités dissoutes. Il m'avait été demandé d'en tenir un inventaire. Tâche impossible.

Chaque matin une file de camions était en attente devant le hangar. Dès que j'ouvrais les portes les camions s'engouffraient dans celui-ci. Les conducteurs baissaient la ridelle arrière de leurs véhicules et, avec l'aide de leurs copains, poussaient le contenu à l'extérieur. Pas question de contrôler quoi que ce soit. Les conducteurs disaient attendre " La quille " et n'en avoir rien à f…...

Après plusieurs semaines le sol du hangar étant recouvert sur sa totalité les conducteurs se mirent à rouler sur les vêtements, afin de pouvoir déverser leur cargaison plus loin et plus

haut. Ainsi, de jours en jours, se formait une sorte de colline de frusques s'étendant sur près de 1000 m˛.

Chaque matin un certain nombre de " quillards " était désigné pour " donner la main " lors du déchargement des camions. Comme ils pensaient être bientôt démobilisés ils profitaient de leur venue au hangar pour chaparder des treillis. Puis ils se rassemblaient, pour faire des essayages de leurs acquisitions, derrière la colline, dans une sorte de vallon.

Un matin, en me rendant " au travail " je fus interpellé par un fringant lieutenant qui me demanda où se trouvait ce qu'il appela le " magasin d'habillement ". Cet homme paraissait vivre dans un autre temps. Il avait revêtu une tenue que portaient certains officiers-pilotes avant les événements des derniers mois : un ensemble en gabardine bleu marine comportant une veste classique et une culotte de cheval. Le tout complété d'une paire de bottes rutilantes de couleur noire. Il me parlait d'un ton péremptoire en frappant ses bottes à l'aide de son stick.

Voulant lui indiquer ou se trouvait le " magasin d'habillement " je lui dis : " Mon lieutenant les vêtements se trouvent dans le troisième béconard ". Il devint furieux et me reprocha vivement de lui manquer de respect parce que l'emploi du terme " béconard " n'était pas de mise dans une conversation avec un officier.

Il est vrai que le mot hangar aurait été plus approprié mais au sein du personnel d'entretien des avions il y avait des habitudes dont il était difficile de se débarrasser. Depuis des lustres la maison Bessoneau fabriquait des hangars en toile pour l'armée. Partant du mot " bessoneau " pour désigner ces hangars, on avait glissé doucement, avec le temps, au terme argotique "béconard" que nous utilisions pour désigner un hangar, qu'il soit en toile ou en dur.

Après cet incident je conduisis l'officier au hangar dont j'avais, en principe, la responsabilité. Je pensais que le ciel allait me tomber sur la tête.

Lorsque le lieutenant se trouva en face de l'inimaginable et monstrueux tas de vêtements il resta figé, cessant de battre ses bottes avec son stick. Tout cela dépassait son entendement….

Je m'attendais à le voir exploser mais rien ne vint.

En regardant les réservistes hilares balancer à coups de pieds, hors des camions, les paquets de tenues de l'armée de l'air, sans se soucier de sa présence, il avait sans doute compris que les temps n'étaient plus aux certitudes inébranlables……Peut-être même venait-il seulement de réaliser que nous venions de perdre une guerre.