L'inspecteur Martin

Il y avait au service entretien d'Air France-Orly un homme, M. Martin, âgé de 45 ans environ, dont la venue aux hangars provoquait un sentiment d'inquiétude chez les mécaniciens. Cet homme, de taille et de corpulence moyennes, visage sévère et cheveux grisonnants, s'occupait, pour le compte du Bureau d'Etudes, du suivi des moteurs et, dans les cas graves, de la recherche des pannes. C'était lui qui, en fin de compte, dans les cas les plus litigieux, prenait la décision, après avoir fait exécuter certains travaux, de laisser ou non partir un avion. Il parlait peu, était exigeant avec tout le monde, mais impressionnait en raison, surtout, de la sûreté de son jugement.

M. Martin était considéré par certains mécanos comme une sorte de magicien, infaillible dans ses diagnostics lorsqu'il entreprenait, sur un moteur au fonctionnement défectueux, de déterminer, par analyse des symptômes observés, les causes des pannes d'allumage, de carburation, de distribution et, sur les 18 BD, de pompes à injection ou d'injecteurs.

Au début de 1948 une note de service annonça qu'un examen allait être organisé en vue de sélectionner un agent technique pour le Bureau d'Etudes, section moteur ; c'est à dire pour le bureau de M. Martin. Nous fûmes quelques-uns à passer cet examen, mais aucun résultat ne nous fut communiqué dans l'immédiat. Au mois d'avril je fus envoyé, avec d'autres camarades, suivre un stage "petite maîtrise" au centre d'instruction de la compagnie (Vilgénis). Ce stage devait nous permettre d'accéder à la fonction de chef d'équipe ou de contrôleur. Au cours du stage je reçus une note me demandant de rentrer à Orly afin d'être affecté au bureau de M. Martin. Je devais satisfaire à une période d'essai de trois mois avant d'être nommé Agent Technique.

Le grand patron du Bureau d'Etudes était celui qui, deux ans auparavant, m'avait reçu le jour de mon arrivée à la compagnie. Il avait sous ses ordres plusieurs ingénieurs spécialisés, l'un dans les circuits hydrauliques, l'autre dans l'électricité, etc. M. Martin était le chef de la section moteur.

Mon nouveau patron me chargea de suivre les incidents se produisant sur les moteurs Pratt et Whitney R2000 des DC4 et de lui communiquer les informations s'y rapportant. Lui-même suivait directement les moteurs Wright 18 BD des Constellations.

Mes trois mois d'essai s'étant avérés satisfaisants je fus nommé agent technique qualifié.

De 1948 à 1957 j'eus la possibilité de faire plus ample connaissance avec mon patron. C'était effectivement un homme assez exceptionnel sur le plan professionnel mais d'un caractère très difficile. D'autres agents techniques firent un passage éclair à notre bureau. En général ils jetaient l'éponge après quelques semaines et, s'ils le pouvaient, allaient voir ailleurs. Cependant deux ou trois restèrent.

M. Martin était un autodidacte. N'ayant pas de diplôme d'ingénieur il était Inspecteur Principal ce qui équivalait, pour la compagnie, à la fonction d'ingénieur. Ancien de la Cie il avait été, durant les hostilités, bloqué à Dakar, comme d'autres l'avaient été ailleurs. Cependant, durant cette période, il fallait, malgré le manque de pièces de rechange, continuer à faire tourner les moteurs et à faire voler les avions (Dewoitine 338). Cette situation avait fourni à M. Martin une occasion de démontrer ses qualités professionnelles et d'acquérir une expérience inestimable.

A notre bureau il ne ménageait personne et multipliait des critiques qui n'étaient pas toujours justifiées. Il fallait continuellement être sur la brèche, sinon c'était l'engueulade en perspective. Dans le bureau régnait un état de stress permanent.

Le matin notre patron arrivait souvent de très mauvaise humeur. On lui avait téléphoné, dans la nuit, d'Orly, de Tokyo, de Saigon ou d'ailleurs afin de lui demander des instructions pour le dépannage d'un moteur. Il réussissait le tour de force de dépanner, par télex ou par téléphone, des moteurs en difficulté de l'autre côté de la terre. Cela ne cessait pas de nous étonner. Il se plaignait d'être dérangé la nuit mais, en fait, s'il ne l'avait pas été il serait devenu dépressif.

Le bureau était encombré d'une sorte de tableau de chasse constitué par les pistons, culbuteurs, pignons et soupapes que notre patron ramenait de ses investigations ou qui arrivaient de lointaines escales.

Ainsi était notre patron. Un demi-siècle s'est écoulé et je me dis que nous, les jeunes (ceux des années 50 évidemment) qui avons travaillé avec lui, avons appris beaucoup de choses. Il ne faisait aucune pédagogie mais il suffisait de l'observer et de faire son profit de sa façon d'aborder les problèmes techniques.

Monsieur Martin, vous n'êtes plus là pour nous entendre, nous maudissions quelquefois votre caractère…..mais vous n'étiez qu'un homme….et nous ne l'avons pas compris.