Boite à musique, please ?

En 1952 la compagnie commanda des Vickers V 708 "Viscount" de fabrication anglaise, avions équipés de quatre turbopropulseurs Rolls-Royce "Dart". Le "Viscount" emmenait 50 à 60 passagers, à 500 km/h, sur les lignes européennes, tout particulièrement sur Paris-Londres.

Je fus envoyé en stage à Derby durant le mois d'août 1952. Cette ville, située au centre de l'Angleterre, à environ 200 km de Londres, est le berceau de la société Rolls-Royce.

Je logeais, avec un instructeur d'AF et un représentant d'une autre compagnie, chez une personne âgée veuve d'un employé de RR. L'école était installée dans une ancienne maison bourgeoise située à la périphérie de Derby.

Pour ceux qui, peut être, ignoreraient ce qu'est un turbopropulseur je résumerai son principe en quelques mots. Il s'agit d'une turbine à gaz, ayant beaucoup de points communs avec un turboréacteur, mais dans laquelle des étages de turbine supplémentaires prélèvent sur le flux de gaz l'énergie nécessaire à l'entraînement d'une hélice. C'est donc l'hélice qui assure la propulsion mais il reste en plus, bien entendu, une poussée résiduelle.

Le Dart était un GTP d'une puissance de 1400 ch. Il comportait deux compresseurs centrifuges montés en série et des chambres de combustion séparées. L'arbre compresseurs/turbines entraînait l'hélice par l'intermédiaire d'un réducteur.

Afin d'éviter tout risque de surchauffe il n'y avait pas, sur ce moteur, de commandes séparées, l'une pour le carburant et l'autre pour l'hélice. Les deux commandes étaient liées. Il n'y avait au poste qu'une seule manette qui commandait à la fois le régulateur de carburant et le régulateur d'hélice. En l'absence d'une telle liaison on aurait pu, par inadvertance, avoir simultanément une faible vitesse de rotation ( et par suite un faible débit d'air) et un fort débit de carburant avec, en résultat final, une surchauffe avec destruction de la turbine.

Cette liaison entre les régulateurs d'hélice et de carburant était assurée par un ensemble de leviers et biellettes. Les réglages s'effectuaient en jouant sur la longueur des biellettes et (ou) sur la position angulaire des leviers.

Une version plus puissante du Dart fut utilisée, ultérieurement, sur le Fokker F 27.

A mon retour à Orly je repris mes occupations habituelles.

Cependant, la compagnie avait passé commande de trois avions De Havilland "Comet 1".

Cet avion, équipé de quatre turboréacteurs De Havilland " Ghost" de 2290 kg de poussée, emportait 44 passagers, sur des moyen-courriers, à une vitesse de 740 km/h et à l'altitude de 10.000 m. Les réacteurs étaient installés dans l'épaisseur des ailes.

Je fus envoyé, en janvier et février 1953, avec d'autres collègues, suivre un stage chez De Havilland, à Hatfield, non loin de Londres. Le stage concernait le turboréacteur "Ghost".

Durant ce stage il n'y eut pas d'événements majeurs. Nous tentions de faire quelques progrès en Anglais. Je maîtrisais bien l'Anglais technique mais restait presque nul en conversation courante. Il en était de même pour la plupart de mes camarades(1). L'un d'eux était totalement hermétique à la langue de Shakespeare. Lorsque nous étions en ville il parvenait cependant à demander l'heure à un passant en utilisant une sorte d'équivalent phonétique de la question telle qu'elle aurait été formulée en anglais. Face à son interlocuteur il disait rapidement : " boite à musique please ? ". J'étais alors surpris de constater qu'il recevait une réponse satisfaisante. Cependant quelquefois le passant lui demandait : " De quelle nationalité êtes vous ? " ou bien lui disait : "Ne vous fatiguez pas je suis français".

Un jour j'étais allé en ville et je dus rejoindre l'usine De Havilland par le bus. A bord de celui-ci je pris mon billet auprès du préposé en lui disant : " I am going to De Havilland factory !". Il ne comprit pas et me fit répéter, mais sans plus de succès. Il se tourna alors vers les autres voyageurs et répéta plusieurs fois, sur un ton interrogatif : " dehavilandfactory ?….dehaviland

factory ? ". Personne ne comprenait. J'étais dans mes petits souliers. Puis, comme nous arrivions devant l'usine, j'ai montré celle-ci du doigt. Le cœur des voyageurs s'est alors élevé :" Oh ! Yes !!…dihavlend factry !!".

En dehors de ces difficultés linguistiques nous avions des problèmes digestifs dus à la cuisine anglaise (2) mais il nous suffisait d'aller dîner un soir " CHEZ BERLEMONT ", à Soho, pour que tout rentre dans l'ordre.

Les Comet d'Air France furent basés au Bourget. Vers le début de novembre 1953 je fus détaché à AF-le Bourget, afin d'y suivre les réacteurs Ghost pour le compte du bureau d'études d'Orly. N'ayant que trois avions la section Comet fonctionnait avec un effectif réduit. Les rapports entre les personnes s'en trouvaient facilités. Tout le monde se connaissait.

L'avion présenta d'abord quelques défauts de jeunesse auxquels il fallut remédier. Durant le vol à haute altitude le kérosène circulant dans les conduits d'alimentation des réacteurs avait une fâcheuse tendance à la congélation. Il en résultait un colmatage progressif des filtres à carburant avec, en finale, un risque d'extinction des réacteurs.

Pour parer à ces difficultés le constructeur commença par ajouter un autre filtre, ce qui doubla la surface de filtrage. Puis on ajouta un système d'injection de glycol. Mais tout cela n'était qu'un pis-aller. Le problème fut enfin résolu lorsque l'on installa un dispositif de réchauffage du kérosène. Cette disposition fut d'ailleurs adoptée par tous les constructeurs et existe encore, de nos jours, sur tous les "jets".

L'avion nous donna d'autres soucis et, parmi eux, des difficultés de rallumage en vol d'un réacteur éteint accidentellement, Cela était dû au manque d'efficacité du système d'allumage (ou rallumage). Je participais un jour à un vol d'essai sur un avion dont un des moteurs connaissait ce genre de problème. Nous étions à une altitude d'environ 5000m lorsque l'équipage stoppa volontairement le réacteur défectueux.

Sur le Comet les réacteurs étaient installés dans l'épaisseur même de l'aile, tout près du fuselage. J'allai dans la cabine afin de pouvoir observer, par un hublot, la tuyère du réacteur en cause. Je surveillai, simultanément, les manœuvres du mécanicien navigant. Je vis celui-ci actionner le circuit d'allumage et mettre la manette haute-pression sur MARCHE (La manette HP permettait l'arrivée du carburant au réacteur). A ce moment je vis un épais brouillard de kérosène pulvérisé sortir de la tuyère. Cela formait une sorte de cylindre horizontal ayant le diamètre de la tuyère et dont l'extrémité se perdait derrière les empennages de l'avion. Je redoutai le moment ou l'inflammation allait se produire ....

La combustion tarda à s'amorcer ... Puis, brusquement, une immense flamme, de plusieurs mètres de diamètre et de plusieurs dizaines de mètres de longueur, vint lécher les hublots.. Le spectacle était impressionnant, bien que cela ait lieu en pleine journée. Je m'imaginai alors l'inquiétude des passagers lors d'un rallumage effectué de nuit. Quelques temps après, ces ennuis furent éliminés par l'installation d'un système d'allumage plus performant dit "Haute-Energie".

Puis survinrent des événements plus graves. Une série d'accidents se produisit dans d'autres compagnies possédant des Comet plus anciens que les nôtres. Il apparut que la cause en était une fatigue du métal qui entraînait la dislocation de la cabine durant le vol. Le constructeur pouvait remédier à cela en effectuant certaines modifications mais, malheureusement, celles-ci augmentaient exagérément le poids de l'appareil. Ce dernier devenait alors inexploitable par les compagnies aériennes. La compagnie décida de se séparer de ces avions.

Après huit mois d'absence je revins prendre mon poste à Orly.

 

  1. Bien que nous ayons presque tous baragouiné l'anglais, durant la guerre, bien peu d'entre nous pouvaient soutenir une conversation courante. Pour la technique c'était assez différent. Nous avions, pour la plupart, l'habitude de lire, traduire ou rédiger des documents. Durant les cours nous comprenions les explications de l'instructeur. De plus nous pouvions, en toute liberté, examiner le réacteur ou ses pièces constitutives. Aujourd'hui les agents techniques sont, pour la plupart, des BTS qui ont une bonne connaissance de l'anglais.
  2. A cette époque là les Anglais subissaient encore des restrictions alimentaires, alors qu'en France le ravitaillement était devenu à peu près normal.