Au cœur de la nuit

Après le débarquement du 8 novembre 1942 les Américains ayant occupé la base de La Sénia nous fûmes dans l'obligation de réquisitionner, puis d'occuper, les fermes voisines, au grand dam des propriétaires ou métayers. La ferme qui nous avait été affectée, située au milieu des vignes, comportait trois corps de bâtiment :

  1. La maison d'habitation des anciens propriétaires. Cette bâtisse fut affectée au commandement et au service administratif.
  2. L'étable, anciennement occupée par les bovins, devint la chambrée des hommes de troupe.
  3. Un appentis, adossé à l'étable et servant anciennement de porcherie fut affectée aux sous-officiers ( dont j'étais depuis juillet).

Cette dernière salle n'étant pas suffisamment grande pour nous loger tous, nous avions construit des lits superposés, cela de façon très artisanale, qu'on en juge : Nous avions disposé des planches à même le sol et sur ce plancher improvisé étaient posés des fûts de 200 litres qui, eux-mêmes, supportaient un autre plancher. Celui-ci, à son tour, servait de support à une nouvelle rangée de fûts sur laquelle était monté un troisième plancher. Chacun d'entre nous couchait dans l'espace existant entre deux fûts consécutifs, que ce soit au rez-de-chaussée ou au premier et deuxième étage. L'ensemble constituait ainsi une sorte d'échafaudage branlant qui nous donnait des sueurs froides, surtout aux occupants du deuxième étage.

Malgré la précarité de nos conditions de vie nous pensions avoir un avantage sur les Américains : celui de ne pas être, dans notre ferme, un objectif militaire important pour la Luftwaffe s'il venait l'idée aux Allemands de lancer un raid sur La Sénia.

Une nuit, peu de temps après notre installation, nous entendîmes des bruits de moteurs. Bientôt la longue allée qui conduisait de la route d'Oran à la ferme s'emplit de camions GMC. Ceux-ci, passant autour de la ferme, s'engageaient dans les vignes qui l'entouraient, bouleversant tout sur leur passage. Aux camions succédaient d'autres camions. Ces véhicules, qui paraissaient venir du port d'Oran, stationnaient par dizaines sur la route en attendant de pouvoir s'engager dans l'allée conduisant à la ferme.

Le vacarme dura toute la nuit. Au petit matin nous vîmes que les propriétés avaient été saccagées. Mais, surtout, nous observâmes avec anxiété que des milliers de caisses de munitions, bombes et explosifs divers, entouraient maintenant, de loin en loin, notre ferme. A perte de vue. Alors il fallut déchanter et se faire à l'idée que nous étions devenus aussi un objectif militaire important pour les Allemands.

Cependant les semaines passèrent et rien ne se produisit. Les Allemands ayant beaucoup trop à faire ailleurs ne vinrent pas bombarder La Sénia.

Notre séjour à la ferme dura de novembre 42 à mars 43. Afin de situer le cadre dans lequel nous vivions transportons-nous un instant, de nuit, dans la chambrée des sous-officiers. Les hommes qui dorment là, sur leur échafaudage de fortune, ne disposent, durant leur vie quotidienne, d'aucune facilité pour s'assurer une hygiène normale. A la ferme il n'existe qu'un puits, avec une pompe à main, pour l'ensemble du personnel. De ce fait, aux miasmes d'origine porcine montant du sol de la pièce, viennent s'ajouter des odeurs corporelles insupportables. On ne peut également -passer sous silence- les émanations émises, en toute liberté, de jour comme de nuit, sous forme de bruits malodorants, par les soldats de la république. Pour les militaires il s'agit là d'une tradition démocratique. De nos jours le langage politico-intellectuel qualifierait peut être ces bruits d' "initiatives citoyennes".

Nous sommes à peu de distance de la mer mais, pourtant, aucune brise marine ne peut venir à bout de l'odeur nauséabonde des lieux.

Cela dit, un soir, vers 23 heures, au retour d'une permission, je venais de m'étendre sur ma couche lorsque je dus, moi aussi, à mon grand regret, prendre une "initiative citoyenne" particulièrement sonore. A cet instant précis, par un hasard invraisemblable, l'échafaudage branlant s'effondra en entraînant dans sa chute les occupants du deuxième étage….. Il y eut des cris, des gémissements….. Certains dormeurs crurent, un instant, avoir été victimes d'un séisme ( possible en Algérie). Mais, a part ces derniers, tout le monde fut secoué par un rire inextinguible.

Comme le retour d'un tel incident était très aléatoire les victimes de bosses et d'égratignures prirent le parti d'en rire.