Les soirées chez Fifine

Au mois de mars 1943 je fus muté dans une compagnie de ravitaillement (1) qui devait assurer l'approvisionnement, en essence et munitions, d'un groupe de bombardement astreint à des séances d'entraînement avant de percevoir du matériel américain. Cet entraînement devait se dérouler à Colomb-Béchard.

Nous partîmes donc pour cette localité. C'était une petite ville située au sud des montagnes de l'Atlas, aux portes du désert. La population était formée, en majorité, d'autochtones. Il y avait cependant quelques centaines d'Européens appartenant à l'aviation, à la légion étrangère, à la société Méditérranée-Niger et à la Compagnie Transsaharienne.

La société Méditerranée-Niger construisait une voie ferrée qui, prolongeant la ligne existante, venant d'Oran, devait relier Colomb-Béchard au fleuve Niger (1700 km). Elle n'alla jamais plus loin que 50 km au sud de Béchard.

La Compagnie Transsaharienne exploitait des autocars, spécialement aménagés pour le désert, qui reliaient Béchard au Niger en attendant la mise en service, plus qu'aléatoire, de la ligne de chemin de fer.

Il y avait peu de distractions à Colomb-Béchard. Les matchs de football du dimanche, les visites à la légion et les virées chez Fifine, étaient les seuls dérivatifs à la vie quotidienne..

Fifine était une personnalité de Colomb-Béchard. Elle était propriétaire d'une maison close considérée comme la plus sélecte du quartier réservé. Cette appréciation était toute relative, compte tenu de l'état misérable des autres établissements, mais Fifine en tirait un certain prestige qui faisait d'elle, quasiment, la patronne du quartier réservé. Ce quartier comportait un certain nombre de maisons dites closes -mais ouvertes à tous les vents- disposées autour d'une cour rectangulaire dans laquelle on entrait en passant sous un porche surveillé par un poste de garde. Le service de garde étant assuré, en alternance, par la légion et par l'aviation.

Chez Fifine il y avait, au rez-de-chaussée, une salle d'environ 50 mē meublée d'un comptoir et de tables avec chaises. Les clients consommaient des boissons ou dansaient. Quelques-uns d'entre eux prenaient le risque de monter à l'étage avec les pensionnaires, mais la majorité s'abstenait par craintes des maladies dites "vénériennes". La pénicilline n'était pas encore en usage dans les hôpitaux militaires français.

A noter que, concernant les filles, à notre arrivée d'Oran nous les avions trouvées plutôt laides alors que deux mois plus tard nous les trouvions plutôt belles. Curieux n'est-ce pas ?.

Chaque soir un ouvrier du méditerranée-Niger venait jouer de l'accordéon. Les clients dansaient avec les filles mais comme elles étaient peu nombreuses -cinq ou six peut être- certains invitaient, en tout bien tout honneur, un copain avec qui ils faisaient de savantes figures de tango, paso-doble, valse, etc, qui soulevaient l'hilarité générale.

Lorsque nous prenions la garde au quartier réservé, nous devions faire, avec le chef de la police locale, le tour de toutes les maisons afin d'y contrôler l'identité des occupants. Le chef entrait dans les chambres sans le moindre avertissement, surprenant souvent les clients dans des postures plus que conviviales. Mais ceux-ci n'en avaient cure. Ils avaient l'habitude de déposer leurs papiers d'identité bien en vue, à côté du lit ( si toutefois il y en avait un ) avant toute chose.

Un match de football avait lieu le dimanche après-midi. Il opposait les unes aux autres les équipes de l'armée de l'air, de la légion et des entreprises présentes sur la place de Colomb-Béchard. Une finale était jouée en présence des personnalités de la ville, à savoir : Le représentant du pouvoir civil, le colonel commandant l'armée de l'air, le commandant de la légion étrangère, Fifine, ainsi que les représentants des entreprises. A la fin de la partie, dite "Coupe Fifine", la patronne du quartier réservé remettait, si ma mémoire est bonne, un cadeau à l'équipe gagnante.

Ainsi allait la vie à Colomb-Béchard, en attendant le retour vers le nord, au-delà des plateaux de l'Atlas.

(1) Il n'y avait pas, à cette époque là, de breveté mécanicien auto. Par suite un mécanicien avion pouvait avoir à s'occuper de véhicules automobiles.

Remarque : En ce qui concerne la dame que nous appelions Fifine je voudrais dire qu'il serait injuste de ma part de ne parler que des activités de sa maison du quartier réservé car, en dehors de cela, cette personne a toujours rendu d'importants services à la communauté française, militaire ou civile, de Colomb-Béchard.