"Peanuts butter"

A la fin du mois de mai 1943, nous partîmes pour Sidi-Bel-Abbès, agglomération de 200.000 habitants, berceau de la légion étrangère.

Pour atteindre cette ville il fallait, avec nos camions et citernes, traverser les plateaux de l'Atlas. Sidi-Bel-Abbés se trouvait au pied des montagnes, à environ 100 km de la mer.

La conduite, sur ces plateaux plus ou moins désertiques, était plutôt monotone. On y voyait seulement des touffes d'alfa, desséchées, qui filaient sous la poussée du vent.

Au soir du premier jour de notre voyage nous atteignîmes, à la tombée de la nuit, une base militaire américaine installée là, à l'écart de tout village ou bourgade. Un accord avait été conclu pour que nous puissions être hébergés dans cette base.

Sur fond de soleil couchant nous voyions une multitude de tentes et de hangars en toile verte. Des C47 Dakota atterrissaient et décollaient sans cesse. Ces avions venant nous ne savions d'où, débarquaient et embarquaient du fret, faisaient leur plein de carburant et repartaient aussitôt, vers Alger ou vers la Tunisie.

Nous fûmes invités à nous rendre à la cantine. C'était une grande tente abritant la cuisine et le réfectoire. Il y avait un couloir à l'entrée duquel nous devions prendre un plateau. Le couloir était bordé de présentoirs sur lesquels nous faisions, tout en progressant, le choix de nos plats.

Pour nous ce "libre-service" fut, à l'époque, une nouveauté étonnante.

Je pris une salade de fruits et un met inconnu appelé " peanuts butter ". Après avoir ingurgité la salade de fruits j'enfournais dans ma bouche une grande cuillerée de " peanuts butter ". Il s'agissait d'une pâte grasse et épaisse ayant la consistance du mastic de vitrier. Malgré mes efforts de déglutition il me devint impossible d'avaler ce bloc compact. Celui-ci restait coincé entre gorge et œsophage. Je commençais à étouffer et à être envahi par l'angoisse…

Des camarades s'en aperçurent et se mirent à me taper dans le dos tandis que des GI's me faisaient avaler de l'eau. Je repris enfin ma respiration.

Je me surprends parfois à penser que si j'avais péri étouffé, ce soir là, dans ce camp américain, des suites d'une absorption massive de beurre de cacahouètes, j'aurais sans doute eu-- à la faveur des désordres et de la confusion de l'après-guerre -- mon nom gravé sur le monument aux morts de ma commune, avec l'épitaphe suivante :

" LEON, MORT AU CHAMP D'HONNEUR, 1943 "