La course à l'échalote (suite)

Au bastion XV je lisais dans les journaux d'Alger que telle ou telle personnalité s'était rendu en Corse par les lignes militaires françaises (ex Air France). J'ai alors pensé que la méthode qui m'avait si bien réussi à Air Sup pouvait peut être fonctionner encore dans d'autres circonstances.

Je me rendis donc, un matin, dans les locaux ou siégeaient les organismes officiels, dont l'un, celui des transports aériens, était sous le contrôle d'un homme politique nommé André Le Troquer. Je demandais une entrevue avec lui. Elle me fut accordée et je reçus un numéro d'ordre. Après une longue attente je fus enfin introduit dans le bureau d'A. Le Troquer. Je lui exposais le motif de ma visite et mon souhait de partir en Corse par les Lignes Aériennes Françaises. Pendant que je lui parlais il opinait du bonnet ce qui m'incitait à penser qu'il allait me donner satisfaction. Lorsque j'eus terminé il appela un de ses adjoints, un lieutenant (encore un), qui était vraisemblablement chargé des transports aériens vers la Corse.

Je pensais, stupidement, que Le Troquer allait lui donner des ordres. …mais, à ma grande surprise, c'est le lieutenant qui lui dit, sans même m'accorder un regard : " Il ne m'est pas possible de créer un précédent en embarquant du personnel subalterne à bord des avions. Je m'y refuse absolument ! ". Alors Le Troquer se tourna vers moi et me dit d'un air désolé : " Vous voyez ! Je ne peux rien faire pour vous ".

Je repartis, tête basse, en fulminant contre les hommes politiques et leurs lieutenants.

A quelques temps de là de nouvelles rumeurs parvinrent jusqu'à moi, selon lesquelles l'Air Transport Command US assurait des liaisons avec la Corse et prenait à bord de ses avions tous les militaires qui se présentaient, quelle que soit leur nationalité. Je me résolu à aller à la base de Maison-Blanche pour y tenter ma chance. En somme il s'agissait de faire une sorte d'avion-stop.

Un matin je fis donc du stop (auto) à la sortie d'Alger. Une fille de l'armée de l'air vint bientôt se joindre à moi. Elle montait à Maison-Blanche pour y faire des photos d'identité. Un GMC de l'armée américaine nous prit à son bord. La jeune fille et moi étions assis face à face, contre la ridelle arrière du camion.

En arrivant près de Maison-Blanche le conducteur arrêta son véhicule à une intersection. A ce moment arriva derrière nous un autre GMC dont le conducteur vit trop tard que nous étions à l'arrêt. Il ne parvint pas à s'arrêter à temps et percuta l'arrière de notre camion. Celui-ci fit un bond en avant. Comme nous étions, la jeune fille et moi, en appui contre la ridelle arrière, nous fûmes, après une pirouette, projetés sur la route, devant le camion tamponneur, - enfin arrêté -. Je me retrouvai allongé à terre, sans dommages, tandis que la jeune fille avait le visage en sang.

Les conducteurs nous emmenèrent à un poste de secours ou le responsable nous fit examiner. Un infirmier soigna la jeune fille. Celle-ci, ayant le visage couvert de mercuro-chrome, renonça à ses photographies. L'un des conducteurs m'emmena à Maison-Blanche.

En arrivant je constatai qu'une centaine de militaires américains faisaient la queue devant un bureau qui, semblait-il, délivrait des laissez-passer. Pendant que je patientais je vis un Dakota, prêt à décoller, débarquer deux personnes qui furent ramenés aux hangars. Il s'agissait de deux Français. Ils furent priés de quitter les lieux.

Une fois encore je rentrais bredouille à Alger. Je n'avais plus qu'à faire comme tout le monde : attendre le bateau.

Enfin, le 12 mars l'embarquement eu lieu sur le paquebot "El Biar" (1). Nous avons navigué en convoi, accompagnés par des escorteurs.

J'étais logé dans une cabine d'équipage. Celle-ci, située à l'arrière du navire, non loin des hélices et au niveau de la ligne de flottaison, ne possédait pas, et pour cause, de hublot. Il y avait une couchette, appuyée directement contre la coque du bateau. Le temps était mauvais avec des creux de huit mètres ou plus. La traversée fut interminable.

Naviguant, compte tenu de l'état de la mer, face au vagues, , le navire était animé d'un mouvement de tangage de grande amplitude. L'arrière se levait dans un mouvement lent d'ascenseur. Je me demandais si cette montée allait enfin s'arrêter….. A ce moment là les hélices émergeaient et, tournant à vide, communiquaient à la coque des vibrations qui se transmettaient à ma couchette. Au même instant la proue du navire entrait comme un coin dans la lame suivante, avec un bruit de tonnerre…. Les vibrations venant de l'avant se mêlaient à celles venant de l'arrière….J'avais du mal à rester en place sur ma couchette…..Après cela commençait un mouvement lent de descente qui, lui aussi, me semblait ne jamais devoir finir….

Du 12 jusqu'au 15 mars le bateau ne cessa pas de faire ce mouvement de balancier. Enfin le 15 nous étions en vue d'Ajaccio. Dix neuf jours s'étaient écoulés depuis mon départ de Kasba-Tadla. Le 16 mars j'arrivais au village.

Le retour de Corse eu lieu à la mi-avril. A mon arrivée au dépôt qui, à Ajaccio, avait la charge de l'embarquement des militaires, les choses allèrent très vite. On nous informa que le croiseur "Gloire" qui était ancré dans la rade, allait nous prendre à son bord.

Il faisait un temps magnifique. Le navire quitta la rade et prit sa vitesse de croisière. Le lendemain nous étions à Mers-el-Kébir. Quelques jours après j'étais de retour à Kasba-Tadla.

En arrivant je vis que le moral des troupes n'était pas très bon. Je me suis alors souvenu qu'il

y avait, sur les murs d'Alger, des affiches demandant aux jeunes algéroises de s'engager dans l'armée afin de rendre disponibles des hommes qui pourraient ainsi être envoyés dans les unités combattantes. En fait les filles partaient sur le front italien, dans des bataillons médicaux.

Nous voulions tous participer à la libération de la France, que nous soyons métropolitains ou "pieds-noirs" (2) mais nous étions en présence d'une situation absurde, beaucoup de pieds-noirs allaient participer à cette libération (avec, en plus, 200.000 tirailleurs algériens, marocains et tunisiens) mais des métropolitains étaient maintenus, contre toute logique, en AFN. Il faut dire que depuis le 10 mai 1940 l'armée n'en était plus à une absurdité près. Pour les services qui, là haut, sur les hauteurs d'Alger, géraient les personnels de l'armée de l'air, l'essentiel était que les postes soit pourvus. L'individu pris isolement était pour eux une entité virtuelle.

J'ai alors pensé que pour nous, Parisiens, Marseillais, Bordelais etc, les carottes étaient cuites et que nous n'avions plus qu'à espérer, pour bientôt, le retour à la vie civile.

Nous avons continué à nous occuper consciencieusement des BT13 en attendant "la quille".

En octobre 1945, à Boufarik, non loin d'Alger, je pris place à bord d'un C47 qui me ramena en métropole. Je fus démobilisé ce même mois. Ainsi pris fin ma carrière militaire après six ans et demi de "bons et loyaux services".

(1) L' "El Biar" fut coulé par les Allemands, le 20 avril, au large d'Alger.

(2) Ce terme n'était pas utilisé à cette époque-là

Remarque : Les unités combattantes de l'armée de l'air d'AFN furent équipées, à partir de 1943, de Spitfires (GC1/3), de P47 Thunderbolts, d'Airacobras, de B26 Marauders, de P38, de C47 Dakota.

FIN